Le territoire et ses ressources

Introduction

Le territoire est au coeur de l’intervention sociale. Le processus de territorialisation des politiques publiques a commencé depuis les années 50 et correspond à une volonté d’ouverture des institutions.
La première approche territoriale a d’abord concerné le secteur psychiatrique, en organisant l’intervention des équipes en secteur géographique afin « d’ouvrir » au sens propre et figuré, les murs de l’asile. La décentralisation puis le développement de l’Europe ont relancé cette approche territorialisée dans le champ social et médico-social. Le territoire comme espace d’intervention apparait déterminant pour répondre à la massification des problèmes économiques et sociaux, et à une réflexion sur la place de l’usager…
Actuellement, les différentes politiques d’action sociale et leurs dispositifs (politique de la ville, développement social local et durable, dispositifs de prévention et d’insertion, intervention sociale d’intérêt collectif etc…) déterminent des approches territorialisées… Et la notion de « désinstitutionalisation » encouragée par les politiques européennes, à propos du handicap, vise des institutions qui conçoivent leurs actions en immersion totale au côté et avec les habitants. Les lois 2002 et 2005 viennent renforcer cette question de la participation citoyenne et du « faire ensemble ».

L’ approche en terme de territoire sous-entend un travail de repositionnement par les institutions et les professionnels de l’intervention sociale pour penser et mettre en oeuvre des projets co-construits avec l’ensemble des acteurs (habitants, élus locaux, institutions, associations, professionnels..) ; il s’agit bien de la réappropriation d’une pensée politique au coeur de la démarche de l’intervenant social, une démarche réflexive et coopérative …
Dans cette perspective, comment aborder la notion de territoire, comme source d’un projet collectif, comme processus permettant aux personnes de gagner ou de (re)conquérir le contrôle de leur vie en tant que citoyen à part entière…. ?

I – Espace et territoire, quelles définitions ?

1- Des termes polysémiques

Le terme espace apparait relativement plus neutre.
Voici quelques définitions du mot territoire qui ne s’excluent pas : un découpage administratif / une étendue qui correspond à un espace national, limitée par des frontières et comprenant une population particulière / et enfin comme espace socialisé et approprié…

Dans toutes définitions, le territoire n’est pas un donné mais un construit (Bertrand Badie, 1995). Le concept de territoire est solidaire d’une histoire et d’une culture ; il est politiquement situé et se rattache à une conception de l’action et de l’ordre politiques ; le terme ne peut être donc utilisé de façon indifférenciée car chaque culture nourrit une représentation de l’espace qui lui est propre.

Si le territoire est au centre des mythologies de la nation, il n’est pas toujours une histoire de frontières … L’histoire est riche de nombreuses constructions politiques qui s’en distinguaient (liens tribaux, communautaires…). Pour des populations nomades, le territoire est fait de lieux (oasis, pâturage, point d’eau..) comme marquage de l’espace, avec une représentation mobile de l’espace vécu, et avec des formes de territorialité plutôt associées à des modes de vie, et à une culture (presque a-spatiale). Des attributs de distances à parcourir, de temps et d’orientation pour définir le territoire plutôt que des frontières…

Le territoire est le fondement incontestable de la survie et de l’affirmation des états -nation, il est l’instrument efficace et reconnu du contrôle social et politique, la base de l’obéissance civile… Le principe de territorialité découvre donc un pouvoir politique qui s’exerce non pas à travers le contrôle direct des hommes et des groupes, mais par la médiation du sol (différente du lien communautaire ou tribale). Le territoire apparaît comme forme dépersonnalisée d’exercice du pouvoir des fonctions politiques dans nos états nations modernes…

Le territoire est le fondateur de l’ordre politique moderne, mais il est aussi contesté, fragile, dépassé par les flux transnationaux, les poussées de la mondialisation, les concurrences et les conflits de la scène internationale…

2 – Les qualifications de l’espace

Le rapport au territoire est un regard qui relève du matériel et du concret ( l’espace comme support physique de notre existence), mais aussi du registre plus subjectif, affectif et symbolique (aspect significatif, abstrait, et mythique…). Des catégorisations sont nécessaires pour désigner et définir les modalités différentes de prise en compte du territoire à partir des formes et des rugosités de l’espace physique… (Guy Di Méo, 1998)

L’espace produit

Les territoires comme les régions, la nation sont des espaces produits tout comme les voies de communication matérielles, construites, comme les chemins de fer, ainsi qu’immatérielles, comme les lignes aériennes… Les espace produits sont aussi les usines, les ports, les lieux naturels entretenus et conservés (forêts, montagne ) et les lieux mythiques…
Ce sont des réalités concrètes, tangibles (chemins, routes, constructions, habitations…) mais aussi les représentations plus immatérielles comme les lignes maritimes… Ce sont toutes les productions sociales qui ne sont pas le résultat d’un déterminisme du milieu naturel mais tous les possibles opérés par les hommes avec leurs caractéristiques culturelles, économiques et techniques …

Les espaces et contraintes physiques peuvent se ressembler mais des déterminations d’ordre socio-culturelles et économiques agissent …Confrontées à des milieux géographiques similaires, les sociétés dissemblables aménagent l’espace différemment. L’espace se calque sur l’organisation sociale : en exemple, les espaces des déserts occupés diffèrent en Californie, au Nouveau Mexique, en Iran ou au Sahara…

Pour autant, en architecture urbaine, les formes de l’urbanisme tendent actuellement à une uniformisation de plus en plus importantes de nos villes modernes …

L’espace perçu et l’espace représenté

Pour Kant, pas d’espace géographique en dehors des perceptions et représentations humaines…, nous rappelle Di Méo (1998). Il s’agit d’une activité d’abord sensorielle : des stimuli sont enregistrés puis un encodage s’opère par la double influence de l’intelligence et de l’imaginaire du sujet. On est du coté des représentations sociales qui fonctionnent selon deux systèmes cognitifs en interaction : procéder à des associations, des inclusions, des discriminations, des déductions puis vérifier, contrôler, transformer les matériaux à l’aide de l’information dont on dispose… Aussi toute une perception se charge d’un contenu social, il n’y a pas de perception neutre… Nous avons affaire à des représentations du réel déformées par les filtres individuels et sociaux.
Les représentations sociales sont une matière composée d’opinions, d’images, d’attitudes et de préjugés qui sont partagés par des ensembles plus ou moins cohérents d’individus.

Le concept d’espace représenté permet de nuancer la tentation d’objectiver sans nuance la réalité géographique, car celui-ci se construit en intégrant le patrimoine idéologique des individus qui le fabriquent. Par exemple, le concept de région comme pure représentation du géographe qui l’exporte sans précautions vers d’autres civilisations extra européenne .. et qui n’est pas ressenti par ces habitants. En exemple, le peuple aborigène en Australie distingue autant de régions dans leur espace que de clans dans la tribu…

L’espace de vie et espace vécu

Le lien entre ces deux notions traduit le passage de la pratique concrète et quotidienne de l’espace terrestre à sa représentation, son imaginaire… L’espace de vie se confond avec l’aire des pratiques spatiales ; c’est l’espace fréquenté et parcouru par chacun avec de la régularité : le logis, le cadre du travail, les espaces de loisirs, de promenade, de convivialité…

L’espace de vie, c’est l’expérience concrète des lieux qui est nécessaire pour construire un rapport entre l’espace et la société. C ‘est la dimension imaginaire qui se construit à partir des pratiques, et qui devient un espace vécu  : cet espace peut s’élargir, se rétrécir à la mesure de l’âge, des sexes, des classes sociales, des moyens de déplacement…

L’espace vécu épouse l’imaginaire de l’acteur social, et puise dans son inconscient. Il comprend 3 dimensions : l’espace de vie, c’est à dire l’ensemble des lieux fréquentées par l’individu ; les interrelations sociales ou espace social ; les valeurs psychologiques qui sont projetées et perçues. Guy Di Méo parle de « méta-structure spatiale » c’est à dire les structures spatiales et sociales qui rattachent l’individu à son milieu…

L’espace social

Différentes définitions sont données selon les disciplines (géographie, anthropologie, sociologie…)
Condominas G, anthropologue : l’espace social est l’articulation centrale des différents systèmes de relation d’une société ( écologique, économique, religieux, et politique..). Il correspond à la conception du monde, à la vision du monde d’une société (avec ses mythes).

Bourdieu P, sociologue : l’espace social comme un ensemble organisé, comme un système de positions sociales se définissant les unes par rapport aux autres. La compréhension d’un phénomène social dépend des circonstances et du lieu où il se produit…

Gilbert Anne, géographe : derrière le concept d’espace social, se profilent des rapports sociaux, les pouvoirs qui les organisent. L’espace social est révélateur des tensions entre les acteurs sociaux dans leur pratique de l’espace, dans l’idéologie qui guident leurs pratiques…

Habermas (Théorie de l’agir communicationnel ) fait un rappel des correspondances entre 3 composantes  pour définir le territoire : un monde objectif fait d’éléments concrets, tangibles, matériels qui permettent de faire des énoncés vrais… (cf espace produit) ; un monde social qui est l’ensemble des relations interpersonnelles… (cf espace social) ; le monde subjectif formé par des évènements vécus (espace représenté et vécu ).

Pour Di Méo, une fusion dialectique rassemble ces 3 niveaux, c’est à dire à partir des mondes concrets, matériels, des représentations qu’ils induisent et des valeurs plus globales qui les regroupent dans des ensembles singuliers…

Les trois concepts, espace représenté, social, vécu, qui sont forgés à partir de la rencontre de la forme spatiale et de l’espace produit et par celle du sujet vivant, sont une entrée dans les voies du territoire…

3 Du territoire au lieu

Une appropriation

La complexité des phénomènes autour du territoire sont du registre à la fois psychologique, social, spatial mais c’est surtout un entrelat des rapports sociaux et spatiaux et un rapport subjectif, existentiel de l’homme socialisé avec son milieu ; des valeurs culturelles et des appartenances à un groupe localisé sont en œuvre et impliquent une nécessaire écoute des acteurs, de leurs représentations, de leur imaginaire et une prise en compte des pratiques.. (Di Méo, 1998)

« S’approprier un espace, nous dit aussi Ségaud Marion (2012, 9), c’est établir une relation entre cet espace et le soi (se le rendre propre) par l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques. Il s’agit donc d’attribuer de la signification aux lieux ; cela peut se faire au niveau sémantique, à travers les mots,et par les objets et les symboles qui leur sont attachés. C’est un processus, un ensemble d’actions qui évidemment varient selon les sociétés, les époques, les individus et qui peuvent souvent être assimilés à des rituels »

Le territoire est le témoignage d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui ont une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire et de leur singularité.Le territoire traduit une forme de découpage et de contrôle de l’espace qui garantit la spécificité, la permanence et la reproduction des groupes ; il a une dimension politique, et une dimension volontaire…
Des hypothèses de travail sont (G. Di Méo) :
Le territoire en se fondant sur des données spatiales décrit l’insertion de chaque sujet dans un ou plusieurs groupes de référence : une expérience concrète par lequel il se construit une appartenance et une identité collective…
Il comprend un champ symbolique : la pensée d’un groupe, pour naître, pour survivre et devenir consciente d’elle-même, a besoin de s’appuyer sur certains points visibles de l’espace ; le territoire identitaire comme outil de mobilisation sociale…
Une importance du temps long pour construire du territoire : épaisseur du temps, répétitions silencieuses, maturation lente, travail de l’imaginaire et de la norme …

Une définition large, multi-dimentionnelle du territoire est possible à partir de 3 ordres distinctes :
il est inscrit dans la matérialité, la réalité concrète, à partir d’une géographie réelle, qui enregistre l’action humaine et en sort transformée. Il relève de la psyché individuelle, avec une dimension subjective et émotionnelle. Il participe à l’ordre des représentations collectives, sociales et culturelles, et comprend une dimension créative qui se régénère au contact de l’univers symbolique.

Différentes échelles sont néanmoins à prendre en compte : de la localité, à l’aire de l’état nation, jusqu’à celle des entités pluri-nationales…  Pas de clôture en fait dans la notion de territoire, des extensions toujours possibles, une capacité à composer avec les limites de l’étendue terrestre et inventer des combinaisons diverses autant pour les collectivités que dans l’expérience individuelle.

En contre point, le lieu

Le lieu est défini comme la plus petite unité spatiale complexe (Lussault, 1996). Pour autant des variétés de sens existent aussi. Le « haut lieu » est doté d’une puissance capable de grouper et maintenir ensemble des êtres hétérogènes, comme le monument, la place publique, le lieu de mémoire. Il peut revêtir un caractère sacré : le champ de bataille, le panthéon. Il peut être aussi défini par la co-présence d’êtres et de choses, et porteur d’un sens spatial particulier, comme le musée. On pénètre dans un « lieu », on y entre et on en sort…
Une référence est faite aussi avec les lieux de l’individuation, comprenant une réalité sensible, palpable et circonscrite, c’est à dire les lieux de vie domestique (maison, jardin… ), du domaine privé, apparaissant plus ordinaires…

Pour M. Foucault, le territoire regroupe et associe des lieux : un sens collectif est affirmé par l’agencement et une organisation qui vont plus loin que la simple pratique. Territorialiser l’espace, c’est multiplier des lieux, les installer en réseaux à la fois concrets et symboliques.
Entre lieu et territoire, une différence est soulignée par l’auteur, au niveau de l’échelle et de la lisibilité géographique : le territoire est souvent abstrait, idéel, plus souvent vécu et ressenti que visuellement repéré et circonscrit (sauf quand il est d’essence purement politique). Mais il englobe des lieux qui sont singuliers, différents par leur valeur d’usage, leur saisissante réalité (cité par Di
Méo)
Par exemple les personnes sans domicile fixe dans une gare ferroviaire dessine une territorialisation en la parsemant de leurs lieux propres. Il y a requalification de cet espace par leurs pratiques spécifiques : le buffet pour acheter quelques boissons ou sandwichs, le parvis pour se regrouper, l’entrée, les escaliers roulants pour faire la manche.. Un territoire se construit ainsi par un agencement fonctionnel et symbolique des lieux de leur vie quotidienne. Pour le cheminot, une autre territorialité est en œuvre dans le même espace …

M. Augé introduit le terme de non-lieu : dans la gare, le voyageur ordinaire, l’usager SNCF ne fait que traverser ces espaces. Seuls des services (journaux, tabac, café, guichet) définissent ces non-lieux. Les SDF en font de nouvelles fonctions : un lieu d’habitat, un espace de socialité, d’allocation de ressources… avec une intentionnalité, une volonté sociale…
Le non-lieu est un espace interchangeable où l’être humain est insignifiant, anonyme, sans singularité, solitaire. Pas d’appropriation mais une consommation, un usage fonctionnel seulement de certains espaces que sont aussi les autoroutes, les supermarchés, et aussi les camps de réfugiés. Pas de construction de références communes, pas de rencontres… C’est un espace que l’on n’habite pas …
En contrepoint, pour l’auteur, le lieu est identitaire, relationnel et historique. Il permet d’inscrire son identité, de vivre des relations et de partager un sens commun.

De Certeau (L’invention du quotidien, 1990) : autour du lieu, l’auteur propose des distinctions conceptuelles entre stratégie et tactique. La stratégie advient depuis un lieu qui est circonscrit comme espace et comme base, pour gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (rationalité politique, économique, ou scientifique pour illuster le modèle stratégique).
La tactique est une action calculée, déterminée par l’absence d’un propre ; la tactique n’a de lieu que celui de l’autre, et avec la nécessité de jouer avec le terrain qui est imposé ; pas de possibilité de se donner un projet global mais faire du coup par coup…, une forme de braconnage qui profite des occasions, utilise les failles, crée des surprises, joue par la ruse.

L’auteur propose ainsi une théorie de la résistance au champ de l’autre. Elle est issue d’une culture populaire, une culture commune et quotidienne, qui est une réappropriation des espaces et des objets, comme une subversion mais de l’intérieur et de la base même d’un système. Il s’agit de se soustraire en silence à une conformation, dans une dimension créative, grâce à des tactiques, des ruses subtiles : détourner des codes, se réapproprier l’espace et l’usage des objets à sa façon.

Des tours et traverses, une manière de faire des coups, des mobilités, des mises en récit, mille pratiques inventives que les gens ordinaires, la foule sans qualité trament discrètement dans leurs pratiques quotidiennes ; ils ne sont ni obéissants, ni passifs, mais ont une pratique de l’écart, une liberté buissonnière qui permet de vivre mieux l’ordre social et la violence des choses.

Les stratégies, sous des calculs objectifs, cachent leur rapport avec le pouvoir gardé par l’institution ou le lieu propre, lequel est une victoire sur le temps. La tactique, elle, doit composer avec le temps, jouer avec les évènements pour faire des occasions, des ruses du plaisir, dans une dimension créative… Un art opératoire qui est d’agir autrement que de la façon attendue et qui permet de transformer, d’inventer en permanence. Des « arts de faire » en somme mais qui sont bien souvent un savoir disqualifié par le discours scientifique car illisible, invisible…

L’auteur donne l’exemple « de la perruque » comme pratique de détournement, de récupération de matériel ou d’utilisation de machines, dans l’usine, par l’ouvrier et pour son compte. « Faire la perruque », c’est soustraire du temps (plutôt que des objets) pour faire un travail libre, créatif et sans profit… pour un ouvrier exploité par un pouvoir dominant ou simplement dénié par un discours idéologique. Le détournement économique est joué par un art… De Certeau cite aussi la marche dans la ville, la description d’un lieu d’habitation, la lecture silencieuse … qui sont autant d’autres sources d’invention, de création d’espace et de micro-liberté…(De Certeau, 1990)

II Les ressources du territoire

1 -La notion de quartier

Le terme quartier a un usage courant, un rôle de classement et des effets de réputation liés au fait d’habiter tel ou tel quartier… Une entité quartier est établie aussi par un découpage administratif qui appartient à une longue histoire de l’organisation administrative d’une ville…

Le quartier n’est pas un objet au contenu stable et homogène dans les sciences sociales comme dans le champ politique et opérationnel.. En général, le quartier apparaît comme une entrée, une échelle d’analyse, ou une unité d’observation par rapport à la ville, la rue, la place.

Mais qu’est-ce qui donne consistance au quartier et le structure : sa morphologie, son histoire, ses limites géographiques, la solidarité sociale, les pratiques des habitants, l’espace public, l’organisation politique et institutionnelle…?

Comment se constituent ses frontières, les seuils ? Quelle place occupe-t-il dans les pratiques sociales de la ville, les relations sociales (au coté du logement, de la rue, de la place..). Quels enjeux d’appartenance et identitaire ?

Les approches en sciences sociales

Les différentes disciplines en sciences sociales ont des éclairages différents du quartier.
En sociologie (Grafmayer Yves…) , en Sciences politiques (Catherine Neveu…), en géographie (Di Méo…), en histoire, en anthropologie (Noschis Kas…) etc.. , le quartier garde un statut ambiguë….
Il n’est pas un concept clairement défini comme notion ou comme objet d’étude, mais il reste un vocable utilisé dans les travaux : une catégorie d’entrée, une unité d’observation ou un échelle d’analyse pour des questionnements très différents.

Pas un objet propre à une discipline mais au contraire, un « lieu » privilégié d’échanges de différents savoirs disciplinaires : des circulations, des emprunts entre ces disciplines avec des proximités importantes dans les savoirs.

Et sociologues, politistes, géographes s’accordent pour distinguer deux types de quartier : le quartier « institué » au découpage qui « ne va pas de soi » / le quartier vécu, lieu d’usage des habitants…
Une complexité de rapport se déploie entre ces deux entités…, ainsi que des outils spécifiques propres à chaque discipline (cartographie, statistiques, entretiens, questionnaires…) avec des problématiques et analyses différenciées aussi … (Authier et al.., 2006)

2- Une unité d’observation

L’espace urbain (ville, village…) se subdivise en éléments de tailles différentes. L’ilot est l’unité de base dont le périmètre correspond aux voies publiques ou aux limites naturelles qui l’entourent… Un groupement d’ilots forme sous certaines conditions un quartier… Pas un concept donc pour les scientifiques mais une unité d’observation, une échelle d’analyse, c’est à dire une entrée pour montrer un éventail large de questions …

Le quartier peut être identifié à partir de ses caractéristiques physiques, par ses limites géographiques (cours d’eau, mer, colline, plateau), par sa place dans l’espace urbain (centre historique…), son histoire (quartier résidentiel ou habitat social…) et tous les éléments constitutifs de la structure urbaine, l’habitat, la voirie, les espaces verts…

L’habitat comme critères d’identification : la période de construction a une influence sur la forme et la distribution des édifices. Par exemple le vieux quartier avec des constructions hautes et des rues étroites, les cités HLM avec les immeubles barres, les quartiers pavillonnaires sans place publique…
La nature des voiries peut renforcer les caractéristiques d’un quartier, rues étroites ou sinueuses des quartiers médiévaux des centres ville, les voies d’extension ultérieures, les percées hausmaniennes, les boulevards, les voies de chemins de fer …

Pour autant, la morphologie architecturale ou géographique, avec ses aspects objectifs, peuvent avoir des rapports instables et flous avec les représentations collectives : des éléments spécifiques peuvent donner une « constance », une visibilité particulière à certains quartiers.
Les fonctions urbaines définies par les caractéristiques de certains édifices participent notamment à la physionomie du quartier : la concentration des activités de commerce ou des établissements administratifs ou de service va former des quartiers d’affaires, de commerce. Les établissements de production font aussi le « quartier industriel, des usines.. ». Le quartier universitaire, le quartier de la caserne etc…

Mais il n’a toujours pas une netteté des contours car les limites sont souvent pensées en lien avec sa fonction dominante (quartier résidentiel, ou quartier d’affaires), ou des caractéristiques sociales (habitants) comme le peuplement des quartiers, la densité de la population qui sont des éléments de distinction importants : une variation allant d’une plus forte densité dans les quartiers centraux vers une densité plus faible des résidences péri-urbaines… Mais avec beaucoup de nuances néanmoins, comme certains quartiers d’affaires centraux au faible peuplement, ou la banlieue à la forte densité…
L’âge des habitants aussi peut avoir une importance dans la distinction des quartiers : les oppositions sont parfois calquées sur l’histoire des quartiers : les quartiers anciens ou les banlieues anciennes ayant une population plus âgée….

Les ensembles résidentiels ont aussi souvent une population plus jeune que les maisons individuelles ; une variation aussi de composition par sexe dans les foyers communautaires par exemple (foyer pour hommes travailleurs immigrés). Ces compositions par sexe et par taille des familles ont un rapport avec les conditions générales d’habitat et d’emploi…

Donc des définitions multiples du quartier peuvent faire écho les unes par rapport aux autres sans toutefois se superposer. La ville n’est pas une simple juxtaposition de quartiers, tous divers par leur architecture et leur habitants et évoluant différemment selon leur valorisation ou leur dépréciation..! La ville est une association de quartiers interdépendants qui selon leur position en constituent son centre et sa périphérie…

3 – Centre, péri-centre et périphérie

L’espace urbain est aussi distingué par un centre, un péri-centre, la banlieue, comportant chacun leur propres caractéristiques.

On appelle centre le quartier le plus actif, c’est celui que les habitants fréquentent. Le centre comme haut lieu de la vie économique et sociale, n’est pas forcément le lieu géométrique de l’espace urbanisé, car le développement est inégal souvent. Dans les villes ou villages anciens, le cadre historique sert de décors… Donc, c’est moins leur position géographique que les formes et les activités qui désignent un centre.
Les critères fonctionnels sont : une zone d’activités tertiaires dont la fonction commerciale est essentielle ; d’autres services tertiaires aussi caractérisent l’existence du centre (administration publique; sièges de sociétés, bureaux d’affaires, services représentant des fonctions de direction et d’encadrement).
Le secteur culture loisirs aussi est important, avec les cafés, les restaurants, les hôtels, les salles de spectacles, les musées, les bibliothèques. En général il y a peu d’activités secondaires. La spécificité du centre tient à sa force d’accumulation et de spécialisation tertiaires bien que ce monopole tend à disparaître maintenant…
Il est le lieu de circulation importante, de passage de visiteurs, d’usagers et de toutes catégories sociales, pour des besoins divers et variés : travail, approvisionnement, loisirs, démarche administrative..

Le péri-centre et la périphérie sont la portion de la ville qui entoure le centre, les espaces urbanisés en plusieurs étapes qui ont leurs particularités et leur nuances… Le péri-centre est la zone intermédiaire entre le centre et la banlieue, il forme une enveloppe immédiate du centre avec lequel il constitue la ville. La banlieue l’entoure ou la prolonge et permet la transition avec l’espace rural. Avec la ville, la banlieue forme l’agglomération.

Les quartiers péri-centraux peuvent être des quartiers de classes aisées et moyennes ; composés de villas, avec des artères de bonnes dimensions. Sans activités commerciales ou industrielles, ces
quartiers ont un caractère souvent luxueux, avec parfois quelques commerces de proximité… Ils peuvent être aussi des quartiers plus animés, avec une classe moyenne et un secteur commercial plus important… Et aussi des quartiers populaires, aux qualités de l’habitat très modestes, des constructions datant parfois du début de la révolution industrielle…

La banlieue nécessite plein de nuances : la distance à la ville et la taille apparaissent comme élément de distinction. Les strates des développements historiques et les modes d’occupation du sol donnent un espace urbanisé très différencié.

Le milieu physique, les voies de communication vont déterminer la distinction en les couronnes successives, et donc une banlieue proche ou lointaine : des banlieue pavillonnaires, des banlieues d’ensembles collectifs (grand ensemble d’habitat ), des banlieues mixtes…

Les rapports traditionnels entre le centre et la périphérie reposent sur les échanges liés à l’emploi, les activités aux services, aux loisirs. Une domination existe entre centre et périphérie bien que le rôle de la ville centre tend parfois à se réduire pour donner une plus grande autonomie à la périphérie…

L’importance aussi du regard porté de l’extérieur, de l’imaginaire associé est à prendre en compte : des images de l’extérieur (assignation, valorisation) interagissent avec des représentations de l’intérieur (support d’appartenance, d’identité)

Le quartier habité est à situer à l’intersection d’enjeux qui mobilisent d’autres lieux et temporalités. Il s’agit non pas de les opposer mais en montrer leur relations et articulations. Les quartiers d’habitat social en constituent un exemple pertinent car ils génèrent des affects importants : le type d’investissement qu’il suscite nécessite d’élargir le cadre d’analyse du quartier à d’autres échelles.
Les grands ensembles / les zones urbaines sensibles sont des termes qui comportent un regard particulier en référence à des contenus : les caractéristiques morphologiques / les caractères socio-économiques des habitants / les politiques conduites en lien / les identifications en rapport avec les grands problèmes actuels (chômage, violence…)

4 -Le quartier comme espace de vie

Perec Georges : le quartier est « la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre puisque précisément on y est »…

Habiter, une compétence propre à tous : « Habiter : être parmi des choses, donner au monde son sens, en partager la teneur avec autrui, constituant ainsi un être ensemble qui est à la fois un « être avec » et un « être parmi » (Paquot, 2005)

Chacun cherche à habiter, développer des compétences à habiter, en mobilisant une histoire, des ressources propres pour donner un sens au lieu où l’on réside (Barbara Allen, dans Le quartier (2006). Des dimensions fondamentales apparaissent dans l’habiter :
la protection, l’abri : la qualité protectrice de l’habitat, le sentiment d’être protégé de l’extérieur, de disposer d’un lieu où l’on se sent à l’abri ; le ressourcement, l’intimité où se déploie un rapport privilégié à soi-même et aux proches.
Mais protection ne signifie pas fermeture. L’imaginaire du foyer est opposé à l’isolement, la solitude, il suppose l’idée d’un environnement bienveillant ; une confiance qui assure l’inscription dans une temporalité, c’est à dire un accueil du lieu dans une continuité avec son histoire et permet d’autres possibles, permet d’aller vers d’autres temps à venir ; la relation avec d’autres plus ou moins proches …
Habiter serait pouvoir en un lieu articuler les 4 composantes : disposer d’un abri qui accueille l’intime et l’ouverture à autrui, devenir un lieu qui permet de se situer dans le temps, porteur d’un passé et ouvrant sur le devenir.

La compétence à habiter est à considérer comme la résultante d’une rencontre entre un sujet (la personne) et un objet (le quartier, l’habitat). La rencontre est pensée comme un processus et par un investissement. L’investissement dépend de la personne elle même, de ses attentes, de sa capacité à construire et inscrire du sens à travers l’objet mais aussi des caractéristiques de l’objet lui même : le quartier est appréhendé comme un lieu qui situe les personnes socialement et spatialement, un lieu qui a une histoire propre, un lieu d’action des politiques et des institutions…
Les investissements sont de nature différente et constituent des « modes d’habiter » : un mode d’habiter représente donc une actualité à un moment donné à un endroit donné, du type d’investissement qui peut se construire entre une personne et son habitat.
En exemple, la taille, les contours du quartier sont variables d’une personne à l’autre, en lien avec la position sociale et l’âge : les personnes âgées ont une représentation plus étroite de la ville, plus large chez les étudiants…

Les quartiers d’habitat social : quelles sont les modalités de ces composantes ; comment sont-elles articulées entre elles ; comment investir l’habitat quand la situation économique est difficile ?

L’exemple du quartier ouvrier : traditionnellement, on lui reconnait un rôle important dans la sociabilité / la transmission des normes, l’interconnaissance, le contrôle social, la solidarité ; les aires de sociabilité sont plus étroites que pour les autres catégories sociales car on constate un rapport inégal à la mobilité, dans les déplacements quotidiens et l’adaptation à un nouveau milieu.
Les groupes sociaux défavorisés apparaissent plus « captifs », avec un besoin de repli concret et non transposable, de sécurité dans la relation de voisinage et de connaissance personnelle…

Les groupes sociaux favorisés montrent une plus grande capacité de délocalisation avec des réseaux non fondés sur la proximité spatiale, des capacités d’abstraction plus grande pour transposer une grille de lecture de l’espace.

Pour autant, une grande diversité des modes d’habiter existe quelques soient les groupes sociaux. Cette grande diversité donne une dynamique propre à chaque quartier, qui s’est construite à l’intersection de l’histoire résidentielle de chaque habitant et des dimensions propres au quartier : son histoire, les politiques qui ont été conduites, l’action des institutions, les caractéristiques socio-économiques et l’environnement…

5 – Comme espace de proximité : les relations de voisinage

Le quartier a des limites pas toujours identifiées, parfois liées aux équipements, aux voies de communication… Des périmètres liés aussi aux pratiques d’achats courants, à l’école, la paroisse, aux relations de voisinage…

Autour du logement, une vie domestique, des relations d’amitié, une unité de voisinage sont en jeu… Comment définir un voisinage en tant que tel ? Hannerz Ulf (Explorer la ville 1983 ) rappelle que la structure du voisinage est liée à la structure de l’approvisionnement mais ne se réduit pas non plus uniquement à ce niveau.

Etre voisin peut être caractérisé par le fait de résider ou de travailler dans des espaces proches. C’est aussi prendre conscience, d’une part, de cette présence réciproque et répétée dans l’espace public, et d’autre part, d’un rapport spécifique à l’espace. Enfin cette co-présence peut être signifiée par des marques de reconnaissance quand on se rencontre et qui distingue cette relation là…

La relation de voisinage peut montrer un certain nombre de variantes et la nature physique du site est un des facteurs déterminants : il faut être exposé au regard de l’autre pour pouvoir se rencontrer et se reconnaître. Placette, rues.. sont des lieux d’appropriation et de mise en scène des rapports de voisinage…
Les limites physiques ou artificielles (voie ferrées, collines, autoroute etc..) peuvent être un élément également de renforcement des liens de voisinage et de sentiment d’appartenance quand une dimension « insulaire » caractérise un quartier.

La capacité de rencontrer ses voisins demande un engagement qui influe sur d’autres scènes (comme le travail) ; aussi les enfants, les personnes retraitées, les femmes sans activités professionnelles ont parfois plus de disponibilités pour nourrir les relations de voisinage. Les jeunes sans emploi également…
La fonction d’approvisionnement accorde à celui qui la remplit un rôle de premier plan dans les rapports de voisinage… La distinction du lieu de résidence et de travail est une tendance de notre société ; dans les quartiers à composition mixte, lieu de résidence et lieu de travail, des relations sociales s’établissent entre voisins résidents et voisins de travail, comme des relations peuvent être établies sur des bases de relations professionnelles dans les rues commerçantes… La relation durable dans le quartier par le travail est source de création de relations.

Les formes de relation peuvent s’en tenir aux rites de références, aux salutations et au maintien de la considération : pas de nuisance dans les espace communs, de bruits ou d’odeurs, d’obstacles dans les cours d’immeubles, sur les trottoirs, dans les rues… Ils peuvent être aussi des échanges de biens, de services, des mouvements de réciprocité (outils que l’on emprunte, services rendus, enfants à surveiller..). La distinction entre espace privé, semi-privé, public peut se nuancer, des activités peuvent se chevaucher entre ces sphères…
Mais cela peut également faire l’objet de conflits, de lieux d’appropriation par des groupes.., et révéler des tensions. Entre des classes d’âge, entre générations, entre origine socio-culturelle, entre sexes…

En réalité des pratiques très diversifiées, liées aux habitants et au contexte qui vont déterminer des relations variées : quartier populaire traditionnel avec interconnaissance, lien de voisinage, des solidarité professionnelles et des réseaux d’entraide / le grand ensemble d’habitat social à la population « captive» / les beaux quartiers à l’accès contrôlé et qui impose aussi des manières d’habiter et de co-habiter / les quartiers d’intégration où se régulent, se mettent en scène des origines culturelles diverses / les quartiers d’exil et de relégation…

6 -L’effet quartier : identité et appartenance

(Ramadier, Guerin Pace, Authier, dans Le quartier, 2006)

Des qualificatifs pour différencier et identifier les quartiers : bourgeois, populaire, branché, gentrifié, « sensible »… Les représentations collectives, positives ou négatives, procurent un sentiment de valorisation ou de stigmatisation. Comment les habitants adhèrent à cette étiquette qui glisse parfois sur eux-même ? Comment les habitants se situent par rapport à leur lieu de vie et une multitude de registres identitaires ? Face à l’extension et la fragmentation des espaces de vie et une mobilité croissante, quelle attache se construit avec le quartier ?

Le quartier est un espace social chargé d’affects importants mais des affects parfois de nature opposée : attachement d’un côté et rejet de l’autre… car si le territoire crée des pratiques répétitives et ritualisées des habitants pour une appropriation de l’espace, les sentiments d’appartenance qui sont en jeu comportent des aspects endogènes (de l’intérieur) mais aussi exogènes (regard extérieur, Di Méo) .

Un sentiment d’appartenance et d’attachement

La construction de cet espace de proximité va de la simple inscription spatiale ( autour du logement, le pâté de maison, la rue..) à un attachement marqué… Des formes de mobilité aussi peuvent être très variées et différenciées.

Les banlieues de relégation font souvent naître un fort sentiment d’appartenance, construit par le sentiment d’exclusion et d’abandon et par la stigmatisation qui résultent du regard des autres habitants. Une attitude affirmée de se réclamer ouvertement d’un territoire alors que l’on sait qu’il est identifié négativement, voir stigmatisé. Une conscience de cet espace marqué, différencié des espaces avoisinants pour indiquer l’identité du lieu comme une identification volontaire, une revendication…

Un sentiment d’attachement peut également s’établir avec une forme d’investissement dans le quartier. Des relations affectives avec le lieu se traduisent par un sentiment de bien-être, de satisfaction et un sentiment de perte si on doit le quitter… Le sentiment d’attachement est souvent présent dans les petites villes, et leur centre et en lien avec l’ancienneté de résidence. Il concerne davantage les personnes qui s’investissent socialement (association), ou financièrement (achat) ou qui ont vécu une rupture migratoire : un ré-investisement de cet espace pour s’ancrer dans un nouvel univers…

Sentiment d’appartenance et sentiment d’attachement n’ont pas le même processus, le lien n’est pas mécanique mais ils peuvent néanmoins se renforcer… Lorsqu’un sentiment positif ou négatif se développe avec le quartier, il crée un sentiment d’appartenance exacerbé à cette échelle qui est parfois mobilisé comme facteur de construction identitaire : il caractérise ainsi davantage les personnes assignées ou identifiées à cet espace, ou qui ont des réelles attaches …

Ancrage et mobilité

Une socialisation résidentielle par le quartier est en oeuvre dès l’enfance et l’adolescence et peut construire des sociabilités durables, mais qui produisent aussi des affiliations obligées qui apportent des difficultés : au niveau scolaire, de l’emploi, propres au stigmate des « grands ensembles »…
Il s’agit aussi d’affronter des situations sociales hors de la production d’interconnaissance. Le quartier peut-être vécu comme la matrice protectrice qui offre des ressources relationnelles, symboliques, identitaires… Mais avec un repli qui peut revenir sans cesse…

Le quartier apparait donc comme une contrainte et une ressource avec des effets ambivalents sur les pratiques et les trajectoires individuelles. Tout comme il peut aussi être explicitement mobilisé (investi, approprié) et produire des transformations et des effets identitaires nouveaux…

Le quartier reste une figure à géométrie variable : une partie de la vie se déroule toujours ailleurs, avec des activités ou des relations plus ou moins dispersées. Dans un contexte où la mobilité humaine est importante, une multiplicité de territoires appartiennent à l’expérience de la ville…

Le quartier comme espace social est donc lié à son potentiel d’agrégation à d’autres lieux : l’attachement suppose aussi la capacité de déployer un imaginaire de l’ailleurs, de s’ouvrir à un environnement social favorable, de montrer son insertion dans la ville…

Rejet et refus sont moindres si cet imaginaire permet une perception commune de l’environnement avec d’autres lieux potentiels… Les capacités des personnes sont alors facilitées à ouvrir un devenir, un attachement, par rapport à leur histoire, leur parcours…, car leur vision est positive, avec un sentiment de progression sociale. Du rejet par contre quand le lieu d’habitat est vécu comme une régression sociale avec perte de projet de vie.
Aussi se situer dans le temps : le type d’investissement est lié à la construction de sens à partir du potentiel social / spatial de l’environnement et du capital socio-imaginaire des habitants… L’idée de compromis au sens psychanalytique : un processus qui permet à chacun de fabriquer une forme d’équilibre acceptable, un processus de négociation « du sens à habiter »…

III- Le quartier comme cadre d’action

(Authier, Kokoref dans Le quartier, 2006)

Le quartier fait partie des catégories de perception mais aussi d’actions. Le quartier peut être le cadre et aussi l’enjeu explicites de diverses formes d’actions collectives… Une relégitimation du quartier est en oeuvre : les quartiers sont au point de rencontre entre les pratiques des habitants (organisées ou non) et les dispositifs territoriaux…

1-Les « actions collectives » à base locale

On peut distinguer 2 aspects (Ledrut R 68) :
Les relations sociales interpersonnelles dans l’espace du quartier : des pratiques, des lieux de rencontres, des espaces de vie quotidienne dans un jeu de rapport de voisinage et de cohabitation. Des points forts dans l’espace urbain avec les carrefours, les axes routiers, les établissements collectifs (écoles, squares, espaces verts, établissements religieux, foyers, terrain de sport…)
La vie « collective » en fonction du degré de participation des habitants (cf association, organisations sportive, culturelle, religieuse..) Elles rejouent un rôle dans la cohésion et l’individualisation des quartiers…

Les associations diverses ont un rôle dans la sociabilité du quartier : elles sont à l’initiative des catégories de population parfois bien ancrées, parfois nouvelles, parfois militantes, porte-parole des autres habitants et interlocuteurs des pouvoirs publics.

Parfois elles sont initiées par des habitants qui ont une faible intégration dans le champ professionnel mais qui ont des investissements importants dans des actions collectives ; cela permet la construction d’un certain pouvoir qui leur fait défaut dans le champ professionnel… Cela leur permet aussi un investissement de la scène politique locale qui compense un déficit d’identité professionnelle, et apporte une nouvelle visibilité du quartier par le biais artistique, militant, en faisant un travail sur les lieux..

Le quartier comme lieu ressource

En fait la complexité de cet objet se construit par la superposition de dimensions tant socio-économique, urbaine, culturelle, que politique. Des difficultés à utiliser un vocabulaire neutre : les catégories d’appellation des médias, des hommes politiques, des professionnels, des acteurs du social en disent trop ou pas assez…
La multiplication des désignations est en référence à un cumul de handicaps qui caractérise la population, mais qui est trop souvent réducteur de la diversité de ces quartiers. Il y a souvent une méconnaissance de la vie sociale dans ces quartiers et cités, trop souvent pensés en terme d’anomie, de désorganisation sociale, de manque ou de carence… Le quartier comme lieu ressource : des mondes sociaux souvent présents avec une effervescence associative des cultures de sens (hip hop, rap, slam..)

Pas de profil type des quartiers : des quartiers sensibles qui ne montrent pas les même problèmes mais présentent une diversité interne et une diversité externe. L’ambiance des quartiers, leur réputation, le rapport à l’école, à l’emploi, le monde de l’illégal, le contexte politique local, les interventions de la politique publique, l’engagement associatif, le militantisme des habitants… sont en lien avec une histoire sociale et urbaine. Des effets de contexte sont composés à des effets de structure : pas toujours facile à isoler et identifier…

Il y a donc nécessité de penser à déplacer le regard, sans réduire ces quartiers à leur handicapologie et à des problèmes. Ils ont des logiques propres, des formes de sociabilité et de solidarité, des relations sociales codifiées, des rapports sexués, des enjeux de réputation et d’identification aux territoires…
La concentration de familles précaires produit des tensions entre socialisation résidentielle, socialisation scolaire et socialisation déviante qui défont ce que font les acteurs locaux… Parfois il existe des traditions en matière de déviance, des transmissions de conduites illicites, mais aussi des éléments de la famille qui échappent au destin.

Les grands ensembles des cités d’hier sont devenus des quartiers à part entière : c’est à dire des lieux d’appartenance et d’identification collectives intenses, avec des pleins de sens et de potentialités. Une force des liens et des réseaux d’interconnaissance, parfois des modes de vie structurés autour d’activités déviantes et des carrières illicites mais aussi des territorialités qui inversent les signes de la vulnérabilité, et suppléent au déficit des institutions (école, travail social, justice..)

Du politique dans les quartiers

Il y a émergences de nouvelles formes d’actions et de protestations collectives : il s’agit d’un phénomène de recomposition politique par le bas avec des modalités collectives non conventionnelles. Il y a des prises de conscience de l’impasse de la délinquance, de la violence, un investissement dans le social, des alliances et des réseaux avec les forces politiques à l’échelon local ou national…

Il y a donc du politique dans les quartiers qui se traduit par la reconnaissance des potentiels culturels (au risque d’être assigné au communautarisme), par l’affirmation de l’égalité des droits (au risque de rester dans l’abstrait et l’illusion). En exemple, les émeutes de 2005 ont une dimension politique qui n’est pas facilement reconnue mais qui opère réellement : faire irruption dans l’espace public et chercher une confrontation avec le pouvoir pour dire une relégation sociale, urbaine et ethnique (Kokoreff, 2006).
Face aux discriminations de la police, à l’exacerbation d’un racisme institutionnalisé, au sentiment de justice à 2 vitesses, il existe des capacités à développer une logique de politisation par le droit, malgré une certaine fragilité des actions collectives et une incertitude qui expliquent un manque de visibilité, de débouché politique…

Il y a une ambivalence du phénomène quartier qui se situe entre force et faiblesse : une dégradation socio-économique par le haut et une recomposition politique par le bas… Toute une gamme de phénomènes et de situations existe comprenant des éléments de désaffiliation sociale (Castel) mais aussi une réaffiliation territoriale (association, bizness, militantisme).
De multiples fractures et antagonismes sociaux existent dans ces quartiers entre salariés et précaires, jeunes et vieux, hommes et femmes, français et étrangers… : des lignes de fragmentation mais qui sont aussi au coeur d’expériences communes, d’un « nous » face à un « eux »… Un espace d’intégration par la fréquentation quotidienne d’espaces publics, de lieux de rencontre, des mises en scène… des formes d’occupation et d’appropriation spécifiques…

Les jeunes des quartiers éprouvent aussi une même ambivalence ; ils sont à la fois des victimes de la violence (agression, discrimination) et coupables de délit (vols, trafic..). Trop exclus (travail, ville, circulation… ) et trop inclus (consommation, médias..). Non acteurs mais aussi trop acteurs (hyper acteurs) pour faire ses preuves. Il s’agit donc d’une ambivalence des conduites et des subjectivités avec les activités multiformes des jeunes, faites de réussites et d’échecs scolaires, de carrières délinquantes et d’engagements militants, d’assignations et de manipulations identitaires…

Une posture victimaire et un désir d’émancipation, un refus du stigmate et son retournement, un appel moral à l’égard de la société et une rage contre celle-ci… Il y a nécessité de briser cette ambivalence pour ces jeunes car c’est une ouverture vers la délinquance, il y a nécessité de sortir de l’engrenage, prendre des distances avec le quartier (réussite scolaire, relation amoureuse hors du quartier..).

Il s’agit de souligner l’importance des associations et des occasions de mobilisation ponctuelle : réunir les résidents des différentes couches sociales, permettre de tisser des liens entre des groupes sociaux différents, unir ses efforts pour améliorer l’habitat, les relations de voisinage etc..

Pas de représentations univoques des quartiers « pauvres » car c’est un objet sous influence… Il est nécessaire de ne pas restreindre l’étude au quartier mais penser le reste de la ville..
Les enjeux de désignation de ces quartiers sont aussi importants. Transformer le sentiment d’appartenance au quartier vécu comme assignation ou stigmatisation : un horizon d’affranchissement et de restauration de l’estime de soi. L’étiquetage comme opération volontaire d’aménagement qui peut transformer positivement des phénomènes de distinction.

Le quartier comme bassin de ressources ou comme enclave ? A relativiser, à ne pas opposer : dépasser la limite du quartier en interrogeant, en développant du capital social. Voir aussi la qualité des ressources publiques locales, les inégalités de quartier à ce sujet (dotation de service et d’équipement à compléter..)

Le quartier n’est pas un territoire fini mais un territoire avec des points forts, des interstices, des chevauchements…

3 – Quelques paradoxes

(Avenel Cyprien, 2007)

En dépit de la présence des équipements collectifs dans les zones urbaines sensibles, il y a souvent peu de fréquentations des habitants dans les projets portés par les acteurs de la politique publique. Un grand nombre d’associations et d’actions collectives sont en oeuvre avec une réelle volonté de transformation des conditions de vie mais une perception souvent faible et floue des dispositifs malgré des attentes et des demandes fortes des populations.

L’image du quartier reste très stigmatisante : le sentiment de vivre dans un lieu ayant mauvaise réputation produit une altération dans la perception des politiques publiques et de l’image de soi. Il y sans cesse des exemples paradoxaux de politique de discrimination positive qui contribue aussi à stigmatiser les personnes et les groupes : par exemple une ZEP apporte des ressources mais fabrique aussi une image dégradée et socialement disqualifiée… Cela révèle une contradiction inhérente aux processus visant des populations spécifiques et spatialement définies : une résistance des familles à s’engager dans des actions où elles sont assimilées à des populations « à problèmes ».

La difficulté de lisibilité des dispositifs, une logique d’empilement des différents modes d’intervention et des difficultés de coordination constitue aussi un maquis institutionnel… Autrement dit le système de décision régis par les intervenants produit un vif sentiment de dépendance envers ces dispositifs et les besoins d’aide, de référent, de tuteur… Un rapport de dépendance est installé par les politiques publiques face à un problème principal : celui du chômage et de la précarité mais qui n’est pas structurellement modifié…

L’axiome « participation des habitants » des politiques publiques se heurte à un « huit clos » institutionnel, même si une ouverture sur l’environnement est réellement voulue. Le « participatif » est contrôlé : une volonté des collectivités d’encadrer les formes de mobilisation, traduisant des méfiances réciproques, un sentiment de ne pas être entendu et écouté de la part des habitants…
Les initiatives sont confinées au « retissage » du lien social alors que souvent les revendications placent les individus en face du politique. Il y a une confusion entre citoyenneté et animation socio-culturelle dans la thématique de la participation : gérer des désordres sociaux plutôt que renforcer les capacités des groupes à intervenir sur leur conditions de vie.

La politique de la ville met en fait une logique d’offre de service et propose un accompagnement social « calibré ».. Une classe ouvrière, auparavant avec des structures sociales faites de syndicats et des militants, est maintenant remplacée par des travailleurs sociaux et des professionnels de la relation…
Une approche technicisée de l’exclusion a remplacé l’approche politique de la pauvreté…, c’est le passage des « rapports de classe » et de revendication visant à transformer les rapports de pouvoir, à celui des politiques sociales et « du parcours individualisé d’insertion « . (Cypien Avenel ,2007)

4- A propos d’empowerment

(Pascal Nicolas-Le Strat, 2007, 2015)

En somme, il s’agit de constater un sur-empilement des dispositifs, la dimension concurrentielle imposée aux structures, la verticalisation décisionnelle qui impliquent des renforcements réciproques et des spirales renouvelées des mêmes mécanismes (P. Nicolas le Strat, 2007).

En fait une géographie des territoires se superposent sans cesse et avec peu de visibilité politique, autour de dispositifs très disparates, selon des réaménagements permanents ; par des mises en concurrences des différents acteurs avec les appels d’offre organisés comme un véritable marché…

Pour les acteurs, les contradictions sont permanentes : préserver un espace commun et une dynamique collégiale face à des conflits d’intérêts et des enjeux concurrentiels. Etre confrontés à des logiques contradictoires de co-action, et de coopération à travers l’injonction . Des logiques qui se dénient elles-mêmes ensuite car elles sont rapidement bridées, empêchées… : des demandes de prévention mais une idéologie sécuritaire… ; une attente d’auto-organisation des populations mais des prestations de service et des attributions d’aide comme réponse …

La politique publique a mobilisé à son profit la puissance d’expertise et d’action présente dans les situation de coopération mais sans endosser la partie délibérative et politique. Le partenariat comme mode d’action ne peut assumer toute sa dynamique…
La politique publique rencontre sa limite et son seuil de rupture là-même où elle éprouve sa propre puissance, c’est à dire sa capacité à mobiliser sur un mode coopératif afin de réguler le territoire de l’intérieur et par l’intérieur…, nous dit l’auteur (2007).

L’empowerment ne peut être réduit à une « capacité d’agir », c’est d’abord une méthode politique, un « faire politique » : élaborer collectivement dans et par l’expérience, dans et par la critique des institutions, dans et par la confrontation avec les rapports sociaux dominants.
La puissance d’agir est à comprendre comme une auto-constitution dans et par l’action collective : pouvoir penser une reconfiguration du rapport social, venir troubler l’ordre dominant des rôles et des légitimités…

Une dynamique d’empowerment déplace la disposition convenue des places et des impuissances : elle permet de se confronter politiquement à la fabrication institutionnelle des puissances et des impuissances et de renforcer par l’expérience et dans l’expérience nos capacités à penser, à résister et à expérimenter…

Il s’agit d’un processus qui n’est pas le fait de ressources intrinsèques à chacun (cf individu auto-centré et auto-entrepreneur) mais qui dépend d’une relation créative avec la situation dans laquelle nous sommes engagés (être en prise avec les réalités). Aussi, l’empowerment n’est pas un capital, une ressource qui est détenue hors contexte, mais bien impulsée par la situation elle-même…

Un intérêt politique et un plaisir existentiel à des fins d’émancipation : penser les conditions de l’acteur, les rapports institutionnels de qualification et de disqualification ; penser à la capacité de résister, une résistance créative et productive, en partage des parts et de l’absence de parts…

Ouvrir des possibles à explorer

Renforcer notre citoyenneté à agir, en renversant des logiques de disqualification aux rapports sociaux (rapport de genre, de sexe, de génération, de classe..)
Faire une analyse de la fabrique institutionnelle des impuissances et penser la question des dispositifs nécessaires à l’action (protocoles, méthodes, concepts…)
Penser les dispositions à prendre pour agir (coopération, réciprocité…)

Pas de sujet souverain, ni de sujet collectif renvoyé à lui-même, à ses propres capacités mais une importance donnée aux dispositions…
Pas de logique individualisante comme prise de conscience de la personne comme dans la logique des politiques publiques et la démarche participative qui visent le réengagement de l’estime de soi…
Pas de normalisation et de dépolitisation propre à la version néolibérale de « faire des choix » , ou de performance de l’individu (méritocratie, réussite professionnelle, estime de soi…). Pas une destruction des droits et aides sociales supposée renforcer l’empowerment de soi…

Le pouvoir d’agir n’est ni décontextualisé, ni désincarné car il est alors dé-conflictualisé et dépolitisé… Ne pas oublier le « contre qui » en interrogeant la structure des inégalités, la dynamique du rapport social et offrir des actions de résistances …

5 – Une éthique et une politique de la rencontre

J Rancière : « Présupposer l’égalité pour la manifester et la réaliser »
Autrement dit, le travail d’émancipation et d’autonomie demande que l’égalité soit prise comme point de départ et non comme une finalité ou comme point d’arrivée…

La réciprocité comme condition de la citoyenneté
Une relation de confiance et une reconnaissance de la dignité de chacun
Le croisement des savoirs et des pouvoirs
Cheminer avec la personne et favoriser son implication
Soutenir la création d’acteur collectif avec un projet commun…
(Patrick Brun et al, 2014)

Bibliographie

Authier, Bacqué, Guérin Pace,
Le quartier, enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, 2006

Avenel Cyprien,
Revue Informations sociales, n°141, 2007/5

Badie Bertrand,
La fin des territoires, Fayard 1995

Brun Patrick et al
A la rencontre des milieux de pauvreté, Chronique sociale, ATD Quart monde 2014

Cortesero Régis,
La banlieue change, Le Bord de l’eau, 2012

De Certeau Michel,
L’invention du quotidien, 1-Arts de faire, Gallimard, 1990

Di Méo Guy,
Géographie sociale et territoire, Ed Nathan, 1998

Nicolas Le Strat Pascal,
De la fabrication institutionnelle des impuissances à agir au développement d’un empowerment, Les cahiers du Commun, 2015
Expérimentations politiques, Fulenn, 2007

Salignon Bernard,
Qu’est-ce qu’habiter ? Ed de la Villette, 2010

Segaud Marion,
Anthropologie de l’espace, habiter, fonder, distribuer, transformer, Colin, 2012

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